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S A B I N E D E L A H A U T
Je rencontre, avec bonheur, une nouvelle oeuvre de Sabine Delahaut, une gravure énigmatique et superbe sur le thème récurrent chez l'artiste de l'identité dissimulée, soustraite à l'identification. L'oeuvre s'intitule Le Nid et représente un visage enfoui dans son abondante chevelu. Un œil regarde sans que le visage puisse être identifié. L'intitulé fait peut-être songer au confort douillet de l'anonymat, du repli, du secret sur soi-même.
H U B E R T D U P R I L O T
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Je n'ai rien écrit encore à propos du foisonnant Duprilot, artiste français très fécond, né en 1975 et à la tête déjà d'une oeuvre impressionnante. Regard tragique sur l'être, souvent nu, chétif, brisé, aux yeux creux et sombres souvent, pris dans un espace clos, une cellule, l'impasse d'un dédale, incarcéré dans l'espace et en lui-même, défiguré par le malheur intime, par la guerre (avec des gueules cassées effroyables et impressionnantes), personnages mythologiques pris dans des conditions terribles (Sisyphe et son fardeau, un Minotaure assis dans le labyrinthe comme un enfant puni, Jésus en croix partagé entre sa divinité et les misères, les effrois de sa condition humaine). L'être solitaire, abandonné, livré aux ténèbres,peut aussi grouiller de fantômes qui prennent la forme d'asticots humains et morbides. L'être est implacablement marqué par la mort, la décomposition. L'être se répand, coule, fond comme un cierge, une espérance. L'être perd aussi son unité, bourgeonne, prolifère, entre fantasmes et cauchemars, terreurs nocturnes.
L'être grimaçant de malheur, chauve, hâve, en huis clos au fond de lui-même est mille fois décliné, mille fois redit différemment, ressassé infatigablement, l'être entre l'hébétude kafkaïenne et les jérémiades du désespéré. Le couple, peut-être, dans l'étreinte trouve un répit à la détresse, au vide. Une suspension amoureuse, tendre du néant. L'être de Duprilot semble vivre l'apocalypse ou lui survivre douloureusement, conception qui n'est pas dépourvue de vraisemblance. Il a l'aspect d'un damné, d'un lépreux enfermé dans le lazaret.
S'il présente une lointaine parenté avec les personnages de Rustin, il se dégage de leur insouciance effarante par une gravité terrible, un désarroi omniprésent, gourmand, qui le grignote et le laisse maigre, chauve, pareil aussi à un agonisant du pavillon des cancéreux. L'être est défait, vaincu, dévasté. L'être ne se dégage de la solitude que par des rêveries sordides, des visions affreuses de pullulement, que par l'assaut d'insectes humains qui peut-être constituent la métaphore de la descendance et de la population du monde. Il voit aussi, au fond de la solitude de son cachot, il sent, il éprouve sa difformité, sa monstruosité, il l'incarne.
Duprilot est un singulier, un étourdissant prophète du malheur et ses êtres semblent même désertés par le spirituel, le métaphysique. Cette idée s'impose, peut-être, que les êtres se sont révélés incapables d'un destin, d'une dignité, d'une entente. Et pourtant, ils ne sont pas indignes, les personnages de Duprilot, leur désastre (qui n'est peut-être qu'un reflet du nôtre) nous inspire, avec la crainte, une sorte de commisération, de compassion. Car oui, profondément démunis de tout, ces êtres là brûlent, comme par les deux bouts, d'une insoutenable humanité.
Je voyais dans certain personnage, - sans, je l'espère, céder au délire d'interprétation -, le Winston Smith d'Orwell, déniaisé, dégrisé, désillusionné, fondamentalement abandonné avant de s'effondrer tout entier dans l'amour assassin de Big Brother.
Son soldat de 14, son poilu au front bandé n'est pas un Apollinaire somptueux et inspiré, c'est un type affalé, troué par ce qu'il a vu, par ce qui l'a heurté et qui a définitivement rompu avec tout sentiment poétique. C'est une épave. C'est, selon moi, par dignité, dans la veine de Duprilot qu'il faut représenter les sacrifiés de 14-18. Ni flambeaux, de grâce, ni attitudes héroïques qui sont des surcroîts de honte à la mémoire des victimes.
J'ai une grande admiration, en raison de l'éloquence terrible de l'oeuvre, pour ces hures humaines semées sur un damier et qui sont prêtes pour le jeu sordide, épouvantable, meurtrier de la vie. J'aime cet ange douloureux, hésitant, infantile, grave et fragile, rétréci à la dimension d'un humain, cet ange terrifié et débarrassé de toute auréole. Cet ange établi dans la condition humaine. Cet ange humble.
Et je suis très emballé par l'oeuvre en général, sa force, sa puissance évocatoire, une oeuvre très interpellante, soutenue, grave, effroyable, tragique et formidablement salutaire. Indispensable.