n u m é r o 3 2
Cette fois, un numéro ample, une enfilade de perles baroques, des fleurs violentes, des découvertes splendides, des rencontres heureuses. En philanthrope parfois grièvement sujet à un irrépressible dégoût de l'humanité, je ne retiens dans mes Chroniques que ce qui me charme, m'enchante, me bouleverse, me surprend, me déstabilise, m'aide à vivre. Le reste, - une abondante, une profuse diarrhée de croûtes molles, ne me sollicite désormais plus. Et je vais, - chevelu, blanc, hirsute, un tantinet rebelle - en ligne directe à mes prédilections, en prenant garde, tout de même et malgré le bénéfice de chance que je pourrais en tirer, de ne pas fouler les étrons artistiques qui jonchent les rues, les salons, les galeries de notre monde en pénurie de pertinence. Il se pourrait, bien sûr, que je me trompasse quelquefois, que je fisse, en matière de goût, l'une ou l'autre faute, mais ces fautes et ces fautelettes, j'ai à cœur de les commettre seul, sans la bénédiction ou l'arbitrage de qui que ce soit. Il se pourrait que moi aussi je fisse de temps en temps les frais d'une carence de pertinence. Je le supporterai si j'ai pour consolation que mon impertinence demeure à l'abri de la panne. Deux choses (parmi d'autres) sont en moi inépuisables : l'enthousiasme forcené et la répugnance forcenée. Quand je me tâte (très honorablement s'entend), il m'apparaît quand même que j'aime aimer. En voici quelques preuves.
ASSUNTA GENOVESIO
On sait l'admiration immodérée que m'inspire l'oeuvre de l'artiste peintre Assunta Genovesio. (C'est un nom majestueux, je m'en rends soudain compte Il est conçu pour entrer dans la légende). J'ai beaucoup écrit sur elle, elle fera partie de ma prochaine navigation littéraire et artistique (Chercheur d'art chez JF Editions en mars 2017), elle a un pied-à-terre dans mes Chroniques, chaque nouveau tableau d'elle que je découvre me surprend et m'étreint le cœur. Chaque fois, je suis confronté à ce surcroît étrange, ce supplément où force, grâce et persuasion s'entendent. Chaque fois, la foudre se répète, chaque fois, une longe fréquentation, une patiente observation de l'oeuvre sont heureuses et bienfaisantes. Chaque fois, un bienfait est au rendez-vous. Une magie opère. Chaque fois, le sentiment est alarmé. Ici, la stupéfiante création de la lumière, la qualité de l'obscur, une atmosphère étourdissante, un ciel qui d'emblée entre dans mon intimité, des tons affolants. Il y a, avec le savoir-faire et le savoir-inventer, un parfum d'oeuvre, une dimension, une signature, une ampleur. Une respiration. Et j'entends un violoncelle.
JEAN-CLAUDE SANCHEZ
Il est ici chez lui. Mes espaces sont riches d'albums de Jean-Claude Sanchez. J'ai multiplié avec lui les collaborations. Je le connais un peu, désormais. Je sais notamment cette sorte d'adoration qu'il voue à la beauté asiatique. Et pourtant, à chaque fois, la nouvelle oeuvre me surprend et me subjugue. Un vrai talent exclut qu'on s'habitue à lui. Ici, une majesté étourdissante et singulière, avec des drapés d'une perfection sculpturale. Mélange heureux, sublime de densité et de légèreté, de dissimulation et de révélation. Les épaules sont superbes, le vase du corps et la perfection formelle confèrent à la femme un subtil et cohérent mélange de profane et de sacré.
ELISA RETAILLEAU
http://elisa-arts.fr/
https://www.facebook.com/elisa.retailleaubureau
Artiste plasticienne, (peintre, dessinatrice, photographe), son travail est centré autour de la représentation du corps féminin et du mouvement, une démarche fondée dans la pratique de la danse. Elle est, - quelqu'un merci ! - un peu folle. Ses magnifiques photographies patiemment et artistement mises en scène, insolites et séduisantes, l'attestent. Dans son entreprise picturale, le trait est nerveux, rapide, frénétique, électrique et maîtrisé, il combine aussi quelque chose de délié, un goût inspiré, esthétique de la boucle, une rencontre harmonieuse de l'arrondi et des angles. Il y a une griffe, une patte. Les couleurs sont esquissées, parfois intenses, ardentes, souvent hypnotiques. Les couleurs aussi dansent et s'agitent, vivent en effervescence. Il y a là une grande liberté de ton, de sujet, une oeuvre audacieuse, une féminité orgueilleuse, séductrice, rayonnante, un mélange détonant d'ingénuité et de malice. Cette oeuvre me fait songer à une écriture pleine et lyrique. Ses photographies sont originales, allègres, poétiques, drôles, parfois, elles établissent des rapports sensibles et heureux, inspirés avec la peinture. L'oeuvre est complexe et indépendante, très personnelle, pleine de nuances, d'humeurs, de saveur, de caractère.
SABINE DELAHAUT
Sabine Delahaut est une artiste graveur que j'admire énormément et dont j'aime publier des œuvres dans mon espace. Je reviens toujours à sa technique minutieuse, aux envoûtantes atmosphères de poésie, de mystère et de merveille de son travail. J'y reviens inlassablement. Sabine est dans l'actualité immédiate, elle expose à Liège, voir la superbe affiche en bas.
SUZY COHEN et SUZETTE ALANIS
ne sont qu'une (part de la multiplicité de cette femme)
http://suzy-alanis.skynetblogs.be/
https://www.facebook.com/cohen.suzy
Voici un être étonnant. Une Suzy tout à fait inhabituelle. Distincte. Remarquable. Salomé, dit-elle, pour parler d'elle. Oui, Juive, fille d'Hérodiade, oui. Coupeuse de tête (elle ne coupe point, se contente d'exiger qu'on coupe) dont, retour de flammes !, la tête sera prise par le froid sur un plateau de glace. Salomé des peintres et des auteurs soulevant la tête du baptiste. Elle se sent Salomé, Suzy Cohen. Suzy Cohen est, au physique, une femme plantureuse, une Fellinienne (à mi-chemin d'Anita Ekberg et de Sandra Milo), une divinité à la rotondité exemplaire, Héra qui jetant son lait invente la voie lactée, une voluptueuse ample et fragile, un phantasme qui rit, aussi, une pin-up qui ragaillardit le marin en haute mer, au front, quelque part où il est penché sur l'icône. Elle a, disons, une bouche pour dire les Fleurs du mal. Des lèvres à cocktails épicés. Les yeux laissent songeur. Elle est du côté, dirait-on, à la voir, du sensuel, du suave, du voluptueux. Elle vit, exotique, très loin, à l'autre bout du monde. Il y a la mer, des pirogues. Un énorme décalage horaire. Et sa plénitude allongée sous le soleil exactement. Elle fait penser à la transformation, l'heureuse alchimie du marbre en moelle. Elle a des regards, des sourires mutins, enchanteurs. Du jazz est autour d'elle. C'est une belle joueuse. Insolente. Renversez-là, de grâce (avec son consenetment, nécessairement) sur un Steinway et qu'elle nous chante, décolletée et lente, I'll string along with you. Oh l'ample Sassie blanche, la diva qu'elle serait. Ecoutez ceci pour comprendre ce à quoi je pense.
https://www.youtube.com/watch?v=0ssAb-wJ3T4
Il se pourrait qu'elle ne chantât pas ou faux. On est disposé à tout lui remettre. Suzy Cohen, sûrement, - et dans mon esprit au moins - des gens viennent de très loin pour entendre (et enregistrer ses gémissements). Brame de jument licorne, geignement de sirène.
Mais non, ce n'est pas exactement de cela que nous parlent les poèmes de lady Cohen. Il parle de cela aussi mais assez peu. Ils sont plus graves, plus douloureux que l'icône que nous esquissons. Ils sont plus profonds. Ils sont d'une veine existentielle.chargée, marquée au fer rouge de la vie. Ils ont une intensité plus acérée, plus pointue. Ils ont des angles, des tranchants, des arêtes, des dérives. Ils sont blessés, vivants, ils palpitent, ils tremblent. Ils remuent ceux qui les lisent. Ils font affleurer des frissons. Ils s'écartent du léger, naviguent dans une geste sombre. En voici.
feuillets de corde et temps de glace: le tps qui reste
il est quatre heures du matin
elle le sent, elle ne va pas se rendormir
c est le printemps dans ce satané pays, il a encore neigé..
hier soir, elle a mal tiré les occultants , ainsi, elle peut encore apercevoir, par l interstice, un petit bout de ciel de nuit, livide, où se détache le squelette d un arbre nu, comme un présage..
elle enfonce sa tête dans l oreiller de plumes, relève ses couvertures et caresse automatiquement son corps nu, lui aussi comme cet arbre qui refuse de bourgeonner en ce faux printemps, son corps enfoncé définitivement dans un hiver létal
la peau est encore tannée par le soleil des iles et douce, son corps , elle le connait parfaitement, c est un sac de coutures
elle le connaît si l’on peut dire, sous toutes ses coutures
le ventre est un peu replet et doux, elle arrive au pubis qu elle a voulu glabre, le caresse doucement jusqu' à la béance qui libère des arômes célestes, enivrants de vie
elle jette un autre coup d’oeil dehors où se remettent à tomber des flocons anesthésiants de volupté sur ses blessures qui ne se refermeront jamais
bientôt des pluies de l au delà du monde, des pluies venimeuses viendront ruisseler à travers un azur dément sur l’étendue malade de son esprit
le médecin lui a affirmé : "un mois, maximum"...
elle sait, donc.
elle continue de se parcourir doucement sous la chaleur bienfaisante de son édredon
le temps qui reste, elle va l occuper à transformer ce mécanisme branlant en sensations divines, en fulgurances
demain elle appellera M, il ne saura rien de son drame
il continuera à l aimer, à la célébrer, à transformer ce corps de douleur en manne de plaisir
alors, elle oubliera, elle l’aimera aussi comme on aime un alchimiste, elle aimera aussi ce corps à l’histoire impitoyable
elle se dira, pour se rassurer que DIEU existe, qu’il y a des ailleurs plus cléments
pensera tout bas "DIEU je ne dis pas que tu n es pas, je dis juste que je ne suis plus"
le dénouement sentira la chair à plein nez
il sentira la fête, la célébration rayonnante de la complémentarité entre le souffle ultime de la chair et la respiration haletante de la pensée
un jour, un jour à la fois
laissez-moi la résurrection de la chair, l’esprit se libère à l’approche de l inéluctable
le temps qu’il me reste
je veux l arracher définitivement au vertus rassurantes de la raison, mourir folle comme j ai vécu
le temps qu’il me reste se comptera en caresses, en tango des peaux
elle pense à deux phrases si similaires et si opposées
"je compte les jours"
"mes jours sont comptés"
elle sourit
le jour se lève
mais voir un ami...
il y a eu notre première rencontre
tu m’as lorgnée impitoyablement, au-dessus de tes petites lunettes de stakhanoviste
et j ai su, au premier regard , que nous allions vivre quelque chose d’inclassable
t avais l’air d un animal blessé
la lumière semblait trop intense pour toi car je crois que tu la voyais au travers des souterrains du sommeil
et puis , nous avons décidé de changer d’endroit
le café versailles avait ses limites
ta démarche ressemblait à une fuite interminable
tu semblais vaciller, perdu dans un abîme de grisaille
tu m’as appris le goût de la chimay bleue
ton visage accidenté ressemblait à une toundra
tu parlais, tu riais, tu buvais, tout était dans la démesure
il faudra comprendre la leçon du chagrin
qu’un geste suffit à écarter
il faudra comprendre le corps qui s’éteint comme muni d un rhéostat
il faudra comprendre le frisson
que nous mettons chaque jour de côté
sans savoir s’il annonce
ou abrège le souffle d autres vies
Il faudra réapprendre à aimer st gilles
just before
tu nous attends, de pied pas tout à fait ferme
dans cette petite maison blanche
impersonnelle mais totalement adaptée à l’inconfort physique
je regarde ton visage
je le reconnais de moins en moins
tant il est bouffi
la démarche devient mécanique
et bizarre
tu me fais penser à un playmobile
qui ne veut rien perdre de sa superbe
hier toutes tes forces restantes
ont servi à m’engueuler
à me donner une leçon de vie
ironie bizarre de la fin
B.
s’endort dans le fauteuil
comme un chat près du poêle
je vous regarde
et me sens infiniment seule
infiniment triste
un nuage de vie qui passe
dans un ciel sombre
je vais finir par haïr la chimay bleue
sois sage ô ma ...
partout , il y a la douleur
persistante comme une pluie d’automne
comme la litanie des morts
dans mes rêves, dans mes artères
dans l’humidité des saisons
dans chacune de mes pensées
chacune de mes sensations
partout, il y a cette vrille
mouvement qui me précède
va –et-vient perpétuel
entre le monde et moi
et qui repousse les limites
de ma résistance
mon sismographe fonctionne
24h sur 24
et de secousse en secousse
je me lézarde un peu plus
(Sources : http://suzy-alanis.skynetblogs.be/)
NADINE BOURGNE
https://www.facebook.com/nadine.bourgne
http://www.nadine-bourgne.odexpo.com/
En une formule très succincte, Nadine Bourgne évoque subtilement son art pictural : "Je réconcilie l'ordre et le désordre, la couleur et ses résonances, mais ma peinture restera tendrement agressive et follement solitaire". Je lisais, tout à l'heure, que cette artiste doute, qu'elle marche sur la falaise du désarroi. Ce sont toujours les artistes que le talent n'épargne pas, les artistes que le talent étreint au point de les faire suffoquer qui sont en proie au doute, à la détresse. Ici, chez Nadine Bourgne, il y a une oeuvre importante, originale, ardente. L'imagier brûle, grouille comme en force. Ces tableaux ont aussi des âmes de vitraux mis en joue par le soleil. Il y a une force, une solidité, une orchestration du chaos, une puissance de séisme ordonné. Une énergie faramineuse. Le fantôme du Cobra hante le travail singulier et personnel de Nadine Bourgne. Il y a un état d’ébullition dans ce travail pictural. Des éléments figuratifs habitent de grands orages abstraits. En même temps, ces intempéries vivent dans une sorte d'intimité, comme un monde intérieur et ses agitations révélés au regard de l'amateur d'art. Un univers intestin retranscrit dans ses états de nerfs, de fièvre, de rêve, de colère, de cauchemar, ses résurgences, ses saillies du passé, sa santé même. Comme la carburation de l'être mise à jour. La percolation de la vie en lui. Sans doute s'agit-il moins de lire que d'éprouver, de ressentir ce qui est montré.
Allez sur l'espace facebook de Nadine Bourgne, regardez l'oeuvre, rendez-lui justice, célébrez-la, partagez-la comme elle le mérite. Ne laissez pas un tel talent succomber au désespoir.